L’Allemagne pourrait-elle se réconcilier avec la réforme du « frein à l’endettement » ?
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La crise économique qui a éclaté en Allemagne au cours des deux dernières années a conduit à l’effondrement de la coalition gouvernementale début novembre 2024 et aux premières élections anticipées en Allemagne depuis 20 ans. Cette évolution pourrait être la conséquence d’un mécontentement généralisé face aux effets de la pandémie du Covid-19, la hausse du prix de l’énergie et de la forte inflation qui a frappé tous les pays occidentaux, mais aussi et surtout le signal de la fin du modèle économique allemand qui a commencé bien avant la pandémie et la guerre en Ukraine.
Bien qu’à la fin de la pandémie il y avait l’attente d’un retour à la fameuse « normalité » qui rendait tout le monde à Berlin optimiste, la crise de l’économie allemande ne semble pas être uniquement une crise cyclique, mais plutôt une crise structurelle. Il s’agit d’une crise du modèle économique allemand qui est basé sur un modèle de croissance de plus en plus dépassé, fondé sur les exportations et d’importants excédents commerciaux. On ne se rend pas compte aujourd’hui en Allemagne que le problème n’est plus de savoir comment un produit doit être fabriquer, mais quel produit faut-il fabriquer pour exporter. Ainsi, la crise de l’économie allemande semble être due au fait que le pays est coincé dans la technologie du 20ème siècle. Ses industries ont un problème avec les produits qu’ils produisent à cause de l’incapacité à passer de l’ère analogique à l’ère numérique, étant donné que le pays n’a pas suivi la révolution numérique et l’économie allemande, aujourd’hui, n’est plus un leader en matière de technologie de pointe (voir Wolfgang Münchau, Kaput: The end of the German miracle, 2024).
Dans un tel contexte, les élections anticipées de février devraient permettre l’arrivée d’un gouvernement dirigé par l’Union chrétienne-démocrate (CDU) dont le leader Friedrich Merz proclame qu’il est temps de procéder à des « changements fondamentaux » et fait campagne sur un programme libéral, promettant moins de réglementation, une baisse des impôts et un accroissement des investissements publics tout en se montrant ouvert à l’idée d’une réforme du « frein à la dette » publique. Ainsi, l’une des questions centrales des élections du 23 février 2025 sera de savoir si le nouveau gouvernement allemand réformera le « frein à la dette » du pays et fournira des mesures de relance budgétaire supplémentaires à l’économie. Est-ce que le gouvernement issu de ces élections ainsi que les protagonistes de l’économie allemande pourraient-ils se réconcilier avec l’idée de la dette publique, un mot si lourd de sens en allemand qu’il signifie à la fois endettement et culpabilité ?
L’économie allemande coincée dans la technologie du 20ème siècle ?
L’économie allemande est actuellement en stagnation et depuis deux ans ne montre que peu de signes d’amélioration. Le PIB allemand s’est contracté de 0,3 % en 2023 et devrait également baisser légèrement en 2024. Tandis que la France, l’Italie et l’Espagne ont montré des signes de reprise, l’Allemagne continue de sombrer dans la récession et son économie connaît, depuis 2018, la croissance la plus lente parmi les pays du G7 au point où on parle à nouveau du « grand malade » de l’Europe.
Dans le même temps, l’industrie lourde allemande est confrontée à une crise prolongée, frappée par la perte de l’énergie russe bon marché, la baisse de la demande et la forte concurrence de la part de la Chine. La production suit une tendance à la baisse depuis 2017, le chômage est resté stable au cours des deux dernières années, atteignant 6,1% en novembre 2024, les entreprises s’attendent à encore 12 mois de croissance nulle et les faillites d’entreprises ont augmenté de 24 % pour atteindre le nombre des 22 400 en 2024, le niveau le plus élevé depuis 2015. L’indice de confiance des entreprises (Business Climate Index) de l’Institut économique IFO de Munich, considéré comme un baromètre du climat des affaires en Allemagne, baisse en décembre 2024 à son niveau le plus bas depuis cinq ans. Le Baromètre de l’emploi, édité par IFO pour le journal économique Handelsblatt, présente également des indicateurs négatifs de juin en décembre 2024 date à laquelle l’indice est chuté à 92,4 points, contre 93,3 en novembre, ce qui montre que les entreprises embauchent de moins en moins, tandis que le nombre d’entreprises annonçant des suppressions d’emplois augmente.
Dans ce contexte, la puissance de l’économie allemande dans les domaines de l’ingénierie et de la technologie qui reposait sur un système ouvert et hautement compétitif est affectée négativement par la bureaucratie et la réglementation excessive. Les formalités administratives pèsent sur l’investissement et l’innovation, les dépenses consacrées aux infrastructures nationales sont insuffisantes et le pays tarde à adopter les technologies numériques susceptibles d’améliorer la productivité. De plus, l’imposition par l’Union européenne de réglementations excessives et de mesures dissuasives a également fait perdre progressivement à l’Allemagne une part importante de son leadership technologique. L’Allemagne est un leader mondial en matière de demandes de brevet, mais elle est à la traîne par rapport aux États-Unis, et la « traduction » des brevets dans les pratiques productrices est extrêmement médiocre.
L’Allemagne a mis en place des réseaux de soutien pour les entreprises existantes mais pas pour les start-ups. Il lui manquait un marché du capital-risque (venture capital) développé et des marchés de capitaux qui leur permettraient de se développer rapidement. Les subventions étaient destinées aux grandes entreprises et non aux jeunes entrepreneurs. Le résultat est que l’économie allemande devient trop dépendante d’un très petit nombre d’industries et du commerce de biens physiques. Le secteur des services est resté atrophié. C’est pourquoi l’Allemagne a développé une coopération stratégique avec la Russie dans le domaine du gaz naturel et avec la Chine dans le domaine du commerce et des investissements. La dépendance à l’égard d’un petit nombre d’industries traditionnelles a également entraîné un retard technologique de l’Allemagne.
Lorsque la révolution numérique s’est produite, les élites allemandes ne pensaient pas qu’elle se révélerait aussi catalytique. Les Allemands n’ont pas investi dans les voitures électriques. Ils n’ont certainement pas investi dans le développement de logiciels et c’est là qu’ils sont à la traîne. L’Allemagne a toujours été réticente à s’engager dans la révolution numérique, liée à une culture plus profonde et à la façon dont les Allemands se perçoivent. Ils fabriquent des machines lourdes et ils estiment que les voitures allemandes sont si parfaites que rien ne pouvait les remplacer. Il y avait de l’arrogance et un manque général de compréhension de la révolution numérique. Le pays possède l’un des pires réseaux de téléphonie mobile et de nombreux magasins encore n’acceptent que les espèces.
La politique gouvernementale pourrait-elle résoudre les problèmes ?
À la suite de l’analyse précédente, on s’aperçoit que le gouvernement ne pourrait pas rétablir facilement ses disfonctionnements du modèle économique allemand. Ce qui est inquiétant c’est que le système politique allemand et les milieux d’affaires ne réalisent toujours pas que ce modèle doit changer. Selon Clemens Fust, professeur à l’université de Munich et directeur de l’IFO, l’Allemagne a réellement un problème structurel dans l’économie et pendant longtemps les gouvernements successifs n’ont rien fait pour le résoudre. D’après C. Fust, une politique économique différente qui se concentrera davantage sur la croissance économique que sur l’inflation est nécessaire sinon la descente se poursuivra.
L’économiste allemand propose entre autres des réformes du marché du travail et une réduction de la bureaucratie qui pèse particulièrement sur les petites et moyennes entreprises. En effet, l’expansion économique qui a suivi les réformes du marché du travail et de la protection sociale au début des années 2000 en Allemagne (lois Hartz) ont réduit les coûts de main-d’œuvre et renforcé la compétitivité de l’industrie allemande, au moment même où la Chine entrait dans le système commercial mondial avec une demande continue de capitaux et de biens de consommation. Ainsi, les exportations allemandes ont augmenté, mais les dépenses d’investissement consacrées à la modernisation des infrastructures (l’un des points forts de l’économie allemande auparavant) ont été considérablement négligées.
Une autre erreur fatale des gouvernements a été la politique énergétique. Les autorités publiques par leurs politiques énergétiques ont détruit le potentiel productif de l’ensemble du complexe industriel grâce à une politique environnementale peu judicieuse. Les coûts énergétiques élevés n’étaient pas une évolution inévitable. Les causes de la flambée des coûts peuvent être attribuées à la politique énergétique malavisée qui a conduit les autorités publiques allemands à fermer des centrales nucléaires et à dépenser plus de 200 milliards d’euros pour subventionner des technologies instables et douteuses, perpétuant ainsi l’utilisation du charbon et du lignite, qui représentent 25% de la production d’énergie. Les autorités publiques allemands ont également adopté le programme de l’UE qui interdisait le développement national du gaz naturel mais multipliait les importations de gaz naturel liquéfié américain produit par la fracturation (technologie apparemment anti-environnementale).
En outre, les énormes subventions et les coûts réglementaires/verts ajoutés aux factures des consommateurs signifient que plus de 60 % du prix de l’électricité payé par les consommateurs provient de taxes, y compris le coût du CO2, qui est une taxe importante cachée. L’Allemagne paie plus pour l’énergie et reste dépendante des combustibles fossiles parce que le gouvernement a détruit l’accès au gaz naturel russe bon marché et l’a remplacé par des options coûteuses et peu fiables. Les chances d’une réponse politique rapide et radicale du gouvernement pour faire face à la « maladie chronique de l’économie allemande » sont minces.
Enfin, selon le FMI, les investissements publics décidés par les autorités publiques allemands ont à peine suffi à compenser la dépréciation du capital et l’obsolescence des infrastructures depuis les années 1990. Ainsi, l’économie allemande se classe parmi les dernières économies avancées en matière d’investissement public. Les fonds prévus pour l’investissement sont habituellement sous-utilisés (souvent en raison du manque de personnel dans les municipalités) a déclaré le FMI dans un rapport du mois de mars 2024. La capacité du gouvernement à accroître les investissements est limitée en grande partie par une limite aux emprunts nets ou un « frein à l’endettement », introduite en 2009 comme une disposition constitutionnelle, pour maintenir la dette publique sous contrôle, par le gouvernement de l’ancienne chancelière Angela Merkel.
La fin du tabou de l’augmentation de l’endettement public ?
Les élections anticipées de février 2025 permettraient probablement l’arrivée d’un gouvernement dirigé par l’Union chrétienne-démocrate (CDU) dont le leader Friedrich Merz proclame qu’il est temps de procéder à des « changements fondamentaux » et fait campagne sur un programme libéral (mais à la manière… allemande), promettant moins de réglementation, une baisse des impôts et un accroissement des investissements publics tout en se montrant ouvert à l’idée d’une réforme du « frein à la dette » publique. Dans cette perspective, la question qui se pose est si le prochain gouvernement allemand pourrait-il avoir la capacité de se réconcilier avec l’idée de la dette publique, un mot si lourd de sens en allemand qu’il signifie à la fois endettement et culpabilité ?
Cette disposition constitutionnelle du « frein à la dette » à laquelle les conservateurs allemands sont traditionnellement attachés, fixe le déficit budgétaire à 0,35 % du PIB hors effets de la conjoncture. Cependant, plusieurs économistes de renom en Allemagne et à l’étranger, ainsi que le FMI, recommandent une réforme du « frein à la dette », arguant que le frein à l’endettement corsète l’action politique sans aucune nécessité. L’endettement de l’Allemagne, à 60 % du Produit Intérieur Brut, est bien inférieur aux 110% de la France et aux 140 % de l’Italie, ce qui lui donne théoriquement plus de marge pour emprunter et dépenser pour stimuler son économie. Contrairement à la France et l’Italie, l’Allemagne dispose de la marge budgétaire nécessaire pour poursuivre une politique économique expansionniste, si l’on exclut le tristement célèbre « frein à la dette » que le ministre des Finances Wolfgang Schäuble a veillé à léguer à ses descendants et qui, en fin de compte, « risque » d’être assoupli non pas par un gouvernement de Sociaux-Démocrates et de Verts, mais par les Chrétiens – Démocrates.
Ce mécanisme, qui symbolise à lui seul toute la rigueur allemande en matière de finances publiques, tenue responsable du manque chronique d’investissements dans les infrastructures délabrées du pays, fait l’objet de critiques récurrentes, qui se sont accentuées ces dernières années.
Malgré les points négatifs de l’analyse précédente, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des perspectives positives. L’Allemagne reste une puissance manufacturière, avec ses exportations représentant environ les quatre cinquièmes de celles des États-Unis, même si l’Allemagne compte environ un quart de la population des États-Unis. L’Allemagne dispose encore d’un vivier important de petits fabricants plus flexibles à la conjoncture économique. Ainsi, la désindustrialisation reste une perspective lointaine, étant donné qu’un nombre des technocrates les plus brillants du pays choisissent une carrière dans l’industrie. Enfin, un leader mondial des exportations comme l’Allemagne est à juste titre fier d’un réseau commercial qui permettrait à son industrie de se développer grâce à des produits à haut niveau de valeur ajoutée, à la technologie et à la portée mondiale des produits qui permettaient aux entreprises allemandes de vendre dans le monde entier et de dominer tout environnement économique.
Cependant, cette réforme majeure du « frein à l’endettement » en Allemagne semble encore difficile. Les juges de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, dans un arrêt rendu le 15 novembre 2023, ont censuré le fonds de 60 milliards, ouvrant une brèche gigantesque dans les plans financiers du gouvernement, dont il ne s’est jamais remis. De fait, la question ouverte par l’arrêt de Karlsruhe n’a jamais été tranchée politiquement. Est-il possible pour l’Allemagne de financer, sur son budget courant, les dépenses considérables liées au vieillissement des infrastructures, au décrochage de son économie et aux menaces posées à la sécurité européenne dans un cadre d’endettement désormais défini très étroitement par la Cour constitutionnelle ?
Alors que ce mécanisme est traité par l’article 115 de la Constitution, seuls les dix-neuf premiers articles de la Loi fondamentale allemande sont immuables et on peut bien sûr discuter de tout le reste. Défense, énergie, soutien aux entreprises : tous les sujets brûlants affrontés par le gouvernement à partir du printemps 2022 ont été réglés par des fonds spéciaux hors budget, qui contournaient, sans l’assumer, l’esprit de la Constitution. Reste à savoir si la politique budgétaire allemande changera de cap.
Ce qui est sûr c’est que l’Europe a tout intérêt à avoir une économie allemande forte et très en bonne santé parce que le problème allemand évolue toujours vers un problème européen, ce qui met en cause l’avenir du projet Européen.