L’Europe n’est pas au mieux de sa forme, cela ne fait aucun doute : la zone Euro connait une croissance négative de son PIB réel en 2012 (-0,7%), après deux années de croissance moyenne (comprise entre 1,5 et 2%) et surtout l’année 2009 caractérisée par un effondrement de son PIB réel (-4,4%). Et il n’est pas prévu que 2013 soit une année de forte croissance : pour les 3 premiers trimestres, la croissance du PIB au prix de marché est de 0,2%, selon Eurostat. Depuis 2008, le chômage dans la zone n’a cessé de grimper, passant de 7,6% à 12,1% de la population active, représentant plus de 19 millions de personnes à la recherche d’un emploi. Ces mauvais chiffres de la zone affectent différemment les pays européens. Les taux de chômage s’envolent dans de nombreux pays du Sud, notamment en Grèce (plus de 27%), en Espagne (plus de 25%) ou au Portugal (plus de 15%). Du coté des pays du Nord, le marché du travail semble se porter bien mieux, en particulier, le chômage est faible en Allemagne (5,1%), Danemark (6,9%), Luxembourg (6,2%) ou Autriche (4,9%).  A cela s’ajoute une dette publique que l’on qualifie souvent « d’importante » dans la zone euro, représentant 90,2% du PIB de la zone.

La tentation du repli

Face à ces chiffres, et surtout à cette crise qui dure, l’idée selon laquelle, un repli nationaliste, serait LA solution est de plus en plus fréquemment évoquée dans les médias. Ce repli se traduirait par du protectionnisme ou/et sortir de l’Euro[1]. Les justifications de cette fermeture des frontières ne sont bien entendu pas les mêmes selon les pays : pour ceux étant moins touchés par la crise, l’argument consiste à dire qu’il ne faut pas que les pays en bonne santé paient pour les pays en difficulté, comme l’avait annoncé notamment la Finlande en juillet 2012 ; pour les pays subissant la crise de plein fouet, c’est l’Europe qui serait la source de tous leurs maux.

Centrer le débat sur l’abandon de l’Euro en faveur d’un retour à une monnaie nationale ou plus largement sur le fait de quitter l’Europe économique et monétaire n’est autre que le résultat de politiques budgétaires mises en place depuis l’apparition de la crise des dettes souveraines en 2010, sous « l’impulsion », et c’est un euphémisme,  de la Troïka (FMI, Commission européenne et BCE). Celle-ci a imposé une politique d’austérité draconienne aux pays en difficulté, l’exemple le plus flagrant étant celui de la Grèce, ayant été contraint de mettre en place des politiques économiques très restrictives, que l’on a allègrement nommées « plans de sauvetage », de sorte à réduire le déficit et la dette helléniques. A priori, la bouée de sauvetage lancée aux Grecs était perforée, la Grèce ayant connu dès lors un effondrement de sa production. Etrangement, les pays du Sud à qui l’on a imposé l’austérité connaissent une diminution de leur richesse (voir graphique). Ainsi, entre 2010 et 2012, le PIB/tête par rapport à la moyenne européenne (UE28) a baissé de 2 points en Italie, 4 points au Portugal, 7 points en Espagne, et 19 points en Grèce.

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Les Etats de la zone euro mènent des politiques de réduction des déficits qui représentent environ 2% du PIB de la zone depuis 2011. En particulier, les efforts demandés à certains Etats semblent démesurés : En cumulé sur 2011, 2012 et 2013, l’Espagne a du consentir une restriction budgétaire représentant 12% de son PIB, pour le Portugal, le montant est de 14% et la Grèce 24%! Le problème est qu’en cherchant à réduire la dette par des politiques d’austérité, on a simplement contribué à alimenter la crise : on a voulu très rapidement baisser le déficit, de manière conséquente, au pire moment, et en oubliant que le déficit public est aussi un moyen d’atténuer la crise. En d’autres termes, on a quelque peu sous-estimé le fameux multiplicateur.

Le multiplicateur budgétaire

Le principe du multiplicateur est de mesurer l’impact de l’évolution du budget sur le PIB. Par exemple, si le multiplicateur est de 2, une expansion budgétaire (resp. une restriction budgétaire) de 1 milliard entraine une hausse (resp. une baisse) de 2 milliards du PIB[2]. L’idée selon laquelle la politique budgétaire affecte le niveau du PIB est simple : une variation de l’impôt ou des dépenses publiques modifient la demande (la consommation et/ou l’investissement) et donc le niveau de production. La question importante est également de savoir quelle est l’ampleur de ce multiplicateur, et plus précisément, il s’agit de savoir s’il est supérieur ou inférieur à l’unité. En effet, si celui-ci est inférieur à 1, on peut alors imaginer qu’une politique budgétaire restrictive, même si elle réduit le PIB mais dans une proportion moindre que le déficit, pourrait réduire le taux du déficit public. En revanche, si ce multiplicateur est supérieur à 1, la politique budgétaire restrictive à des effets catastrophiques, celle-ci générerait ex-post un déficit rapporté au PIB plus élevé. En clair, baisser le déficit d’un point de PIB pourrait entrainer une baisse du PIB de plus d’un point, pouvant se solder par un taux de dette plus élevé au final[3]. La stratégie d’austérité serait donc parfaitement inefficace : elle plomberait la croissance sans améliorer significativement les finances des Etats.

La valeur du multiplicateur est loin de faire consensus. Selon certains auteurs, le multiplicateur pourrait être négatif, voire fortement négatif (inférieur à -2), tandis que pour d’autres il peut dépasser 3[4]. On voit donc que le spectre des valeurs est relativement important. Lorsque le FMI demanda aux pays européens de mener une politique budgétaire plus restrictive, il se fondait sur un multiplicateur de 0,5. En clair, les économies budgétaires ne devaient pas trop pénaliser la croissance comparativement aux gains résultant de l’amélioration des finances publiques. Les résultats ont été désastreux, notamment pour la Grèce, et le FMI a du reconnaitre qu’il avait sous-estimé la valeur du multiplicateur en Europe, qui serait après coup plutôt compris en 0,9 et 1,7.

De quoi dépend la valeur du multiplicateur ?

La question de la taille du multiplicateur est sans doute très importante, mais il peut être plus pertinent encore de connaître plus précisément les éléments[5] qui affectent ce dernier.

Impôts ou dépenses publiques ?

Les conséquences sur le PIB ne sont pas identiques selon que la politique budgétaire soit mise en oeuvre par une modification des impôts ou des dépenses publiques. Dans la théorie traditionnelle, on admet que le multiplicateur de dépenses publiques est supérieur au multiplicateur fiscal. Cet enseignement est repris dans l’analyse de Batini, Callegari et Melina (2012) stipulant qu’en phase de récession, le multiplicateur des dépenses publiques serait compris entre 1,6 et 2,6 tandis que le multiplicateur des impôts varierait de 0,2 à 0,4. Une énorme étude, menée par 17 économistes, sur la base de 7 modèles DSGE, analyse les effets de chocs de dépenses publiques et d’impôts. Les résultats montrent que le multiplicateur de dépenses publiques est supérieur à 1 lorsque les dépenses sont ciblées sur la consommation publique et des transferts très spécifiques. Ce dernier serait même supérieur à 1,5 sur l’investissement public. En revanche, le multiplicateur serait très faible (entre 0,2 et 0,7) pour les chocs d’impôts.

Environnement monétaire et financier

Eggertsson & Krugman (2012) étudient l’importance du multiplicateur lorsque le système financier connait des dysfonctionnements et que l’économie connait la récession. Les auteurs montrent notamment qu’en cas de nécessité de désendettement rapide des agents et un rationnement du crédit, alors l’investissement et la consommation dépendent essentiellement du revenu courant (et non du revenu futur). En clair, une baisse du PIB aujourd’hui (suite à une consolidation budgétaire) accentuera d’autant plus la récession. Par ailleurs, il semble que le multiplicateur soit également relativement plus important lorsque les taux d’intérêt sont proches de 0 (ou trappe à liquidité), ce qui est souvent le cas, quand l’économie est en crise. Le mécanisme est simple : la réduction budgétaire tend à accroître le taux d’intérêt réel, via la déflation, et cela décourage la demande. Les banques centrales ne peuvant plus baisser les taux directeurs (zéro lower bound) pour atténuer la récession, la politique monétaire devient elle-même restrictive et accentue alors l’effet négatif de la consolidation budgétaire (voir Christiano, Eichenbaum et Rebelo (2011), Delong & Summers (2012)Hall (2009) ou Woodford (2010)). Enfin, l’importance de l’impact de la restriction budgétaire peut être fonction du niveau d’endettement et du risque de défaut de la dette souveraine selon Ilzetzki, Mendoza et Vegh (2009) ou Corsetti et alii (2012). Ces derniers montrent que si la consolidation budgétaire permet de réduire fortement le risque de défaut et l’endettement, alors l’effet de la restriction sera moindre sur les taux d’intérêt, ce qui permettrait de ne pas trop affecter le PIB.

L’appartenance à une union économique et monétaire

Le fait que les économies soient intégrées dans une zone économique et monétaire est également un élément important de la taille du multiplicateur. Ainsi, le régime de changes, la présence d’effets de débordement (spillover effects) et la nature de la consolidation budgétaire sont des déterminants du multiplicateur (ce dernier point ayant déjà été traité ci-dessus). Tout d’abord, l’impact de la consolidation budgétaire sur le PIB est fonction du régime de changes, comme le montrent Corsetti et alii (2012)Ilzetzki, Mendoza et Vegh (2009) ou Nakamura et Steinsson (2011). Dans le cas d’un régime de changes flexibles, la consolidation budgétaire entraîne une baisse des taux (par l’accompagnement d’une politique monétaire moins restrictive), ayant pour conséquence de déprécier la monnaie, ce qui permet de maintenir l’activité via les exportations. En régime de changes fixes, tel que celui d’une union monétaire, la consolidation budgétaire et ses conséquences négatives sur la production ne peuvent être contrebalancées par une dépréciation de la monnaie. Le multiplicateur est donc plus fort en changes fixes. Par ailleurs, l’union économique permet un accroissement des échanges entre les pays. Or, l’ouverture d’une économie conduit le pays à être davantage touché par l’austérité menée dans les autres pays (Auerbach et Gorodnichenko (2013)). Ainsi, la présence d’effets de débordement dans un contexte d’austérité de tous les pays de la zone Euro ont accentué l’effet négatif des consolidations budgétaires : d’une part, en réduisant le PIB et donc la demande dans chaque pays, les échanges commerciaux ont été affectés, la baisse généralisée des importations a donc réduit l’activité ; d’autre part, chaque pays tente de restaurer sa compétitivité en exerçant des pressions à la baisse sur les salaires, décourageant davantage la demande (Jan in’t Veld (2013)).

Conclusion

Que doit-on en déduire ? Avant de tirer une leçon, il convient de préciser un point important pour la suite de la discussion. On a présenté les différents déterminants du multiplicateur et de son importance. Le point commun à tous ces éléments est que ces déterminants accroissent d’autant plus la valeur du multiplicateur que l’économie se trouve en récession. En clair, l’importance du multiplicateur est fonction de la position de l’économie sur le cycle, comme le précisent Creel, Heyer et Plane (2011)[6]. Ainsi, les analyses montrent clairement que la politique d’austérité menée actuellement conduit à l’échec : réductions importantes des dépenses publiques, dans une union économiques et monétaire, et des taux d’intérêt proches de 0, et tout cela au pire moment, c’est-à-dire en pleine récession. Bref, la zone Euro serait clairement caractérisée par un multiplicateur élevé. Ainsi, il conviendrait de changer radicalement de politique : le bon sens voudrait que les économies, qui sont interdépendantes au sein de la zone, relancent simultanément et de manière coordonnée l’activité économique de sorte à bénéficier de l’efficacité maximale via notamment les effets de débordements. Chaque Etat profiterait mutuellement de la relance des autres.

Pour l’instant, ce n’est pas le chemin emprunté par l’Europe. L’argument serait que les finances de la zone Euro ne permettent pas la relance. Un petit rappel : en 2011, le déficit public global de la zone était de 4,1% du PIB, tandis que celui du Japon était de 8,2%, du Royaume-Uni  8,3% et des États-Unis 9,6%. Bref, la zone Euro a largement de quoi mettre en oeuvre de vraies et d’importantes mesures de relance budgétaire.

Notes

[1] Pour comprendre les conséquences d’une sortie de la zone Euro, on peut se référer l’article de T. Coudert & J. Saadaoui, sur le blog d’ERMEES.

[2] On peut également trouver dans la littérature la définition du multiplicateur comme étant égal à l’effet sur le PIB d’une variation de 1 point de PIB du déficit budgétaire.

[3] Selon la valeur du taux d’intérêt, on peut également observer une croissance du taux de dette.

[4] Almunia et alii (2010) estiment le multiplicateur à 1,6, Auerbach et Gorodnichenko (2013) trouvent un multiplicateur de 2,5 en phase de récession. Barro (2009) stipule que la valeur de ce dernier est de 0. Selon Christiano, Eichenbaum et Rebelo (2011), le multiplicateur peut être supérieur à 3 dans certains cas. Leeper, Traum, Walker (2011) obtiennent un multiplicateur pouvant varier de -0,3 à +1,0, tandis que Perotti (2007) émet l’idée que le multiplicateur peut atteindre 3,7 (mais peut-être également fortement négatif avec une valeur de -2,7). Enfin, selon Ramey (2011) le multiplicateur serait compris entre 0,8 et 1,5.

[5] Le lecteur pressé pourra se référer à la courte note d’Artus ou la revue de littérature de Heyer.

[6] Un explication intéressante est également présentée par Betti dans le blog d’Ermees.

Références

  • M. Almunia, A. Bénétrix, B. Eichengreen, K. H. O’Rourke & G. Rua (2010), « From Great Depression to Great Credit Crisis: similarities, differences and lessons », Economic Policy, Volume 25, pp. 219–265
  • A. J. Auerbach & Y. Gorodnichenko (2012), « Measuring the output responses to fiscal policy », NBER Working Paper, n° 16311
  • R. Barro (2009), « Goverment spendings is no free lunch », Wall Street Journal, 22 Janvier
  • N. Batini, G. Callegari & G. Melina (2012), « Successful Austerity in the United States, Europe and Japan » IMF Working Paper, n°12/190
  • G. Corsetti, K. Kuester, A. Meier and G.J. Müller (2012), « Sovereign Risk, Fiscal Policy and Macroeconomic Stability », IMF Working Paper 12/33.
  • L. Christiano, M. Eichenbaum & S. Rebelo (2010), « When Is the Government Spending Multiplier Large? », Journal Of political Economy, vol.119, pp. 78-121
  • G. Coenen, C. J. Erceg, C. Freedman, D. Furceri, M. Kumhof, R. Lalonde, D. Laxton, J. Lindé, A. Mourougane, D. Muir, S. Mursula, C. de Resende, J. Roberts, W. Roeger, S. Snudden, M. Trabandt, and J. in’t Veld (2012), « Effects of Fiscal Stimulus in Structural Models. » American Economic Journal: Macroeconomics, Vol 4, pp. 22-68.
  • J. Creel, E. Heyer & M. Plane (2011),  « Petit précis de politique budgétaire par tous les temps : Les multiplicateurs budgétaires au cours du cycle », Revue de l’OFCE, vo.116, Janvier
  • J. B. Delong & L. H. Summers (2012), « Fiscal Policy in a Depressed Economy », Brookings Papers on Economic Activity, pp.233-297
  • G. B. Eggertsson & P. Krugman (2012), « Debt, Deleveraging, and the Liquidity Trap: A Fisher-Minsky-Koo Approach », Quarterly Journal of Economics, Vol.127, pp. 1469-1513.
  • R. E. Hall (2009), « By how much does GDP rise if the government buys more output? « , Brookings Papers on Economic Activity, vol. 40
  • E. Ilzetzki, E. G. Mendoza & C. A. Végh (2010), « How Big (Small?) are Fiscal Multipliers? », NBER Working Paper, n° 16479
  • J. In’t Veld (2013),  « Fiscal consolidations and spillovers in the Euro area periphery and core », Commission européenne, Economic paper, n° 506, octobre.
  • E. Leeper, N. Traum, T. Walker (2011) : « Clearing up the Fiscal Multiplier Morass », NBER Working Paper, n° 17444
  • E. Nakamura & J. Steinsson (2011), « Fiscal stimulus in a monetary union: Evidence from U.S. regions »,  NBER Working Paper, n° 17391
  • R. Perotti (2007) : « In Search of the Transmission Mechanism of Fiscal Policy », NBER Working Paper, n° 13143
  • M. Woodford (2011), « Simple Analytics of the Government Expenditure Multiplier. » American Economic Journal: Macroeconomics, Vol.3, pp. 1-35