La fiction du taux d’intérêt nominal négatif imaginée par Silvio Gesell (1916) devient une réalité un siècle après pour certaines catégories d’emprunteurs et d’épargnants et peut le devenir pour d’autres dans la zone euro et dans le reste du monde. Certaines économies sont confrontées depuis la grande crise financière de 2008 à une situation où persistent une croissance peu vigoureuse et un taux d’inflation faible. Si le taux d’intérêt monétaire suisse est devenu négatif pendant quelques jours suite aux interventions massives par la Banque nationale suisse pour enrayer l’appréciation du franc suisse en 1979 était un phénomène isolé, ce type de phénomène devient courant depuis la grande crise financière de 2008. Ainsi, on observe des taux d’intérêt nominaux négatifs en Suède de juillet 2009 à septembre 2010 et en Danemark de juillet 2012 à avril 2014, une émission obligatoire par l’Etat français à taux négatif en 2012. Le phénomène s’amplifie depuis 2015 suite à l’imposition en 2015 par la BCE d’un taux d’intérêt négatif pour les liquidités que les banques commerciales déposent auprès d’elle, et après la fixation du taux de dépôt à −0,1 % par la Banque du Japon début 2016.

Le taux d’intérêt nominal négatif : paradis ou cauchemar ?

Si la présence des taux d’intérêt nominaux négatifs dans le paysage économique et financier correspond à une situation normale et non-exceptionnelle, que se passe-t-il ? Voilà la question capitale à l’heure actuelle. Une des conséquences immédiates est qu’on peut s’enrichir en endettant. Il n’y aura plus de problème de pauvreté si ceux sans revenu ou avec un revenu faible ont un libre accès à une dette à taux négatif. Avec une dette qui rapporte des revenus, les Etats peuvent dépenser sans compter et il n’aura plus de crises liées au surendettement des entreprises, des ménages, des banques et des Etats. Par contre, pour un épargnant, un taux d’intérêt négatif sur une période suffisamment longue peut signifier aliénation totale de son portefeuille obligataire. En revanche, il s’enrichit s’il est détenteur des actifs qui rapportent encore et pour toujours un revenu positif car il profiterait d’une bulle spéculative sans précédent du fait que si le taux d’intérêt restait négatif à un horizon infini, ces actifs auraient une valeur actuelle infinie. C’est donc un monde paradisiaque pour certains et un cauchemar pour d’autres. Pourquoi les décideurs de politique monétaire ont imposé une politique du taux d’intérêt nominal négatif alors que celle-ci améliore le bien-être de certains individus tout en détériorant celui des autres ?

Les raisons qui ont motivé le choix de la BCE

Dans le cas de la zone euro, l’introduction du taux d’intérêt nominal négatif résout un certain nombre de problèmes en permettant a priori de relancer la croissance et d’accroître l’inflation. En effet, les pays membres sont contraints par la monnaie unique à pratiquer une politique budgétaire plus restrictive. En conséquence, la croissance économique dans la zone euro est moins dynamique que ce que ces pays pourraient atteindre si de telles contraintes n’existent plus. De plus, l’obligation pour les Etats de sauver leurs banques nationales en cas de crise a eu pour conséquences d’aggraver les déficits publics et le ratio de l’endettement public sur le PIB (produit intérieur brut). Ces contraintes institutionnelles ont rendu une croissance peu dynamique et un risque accru de double crise bancaire et de dette souveraine pouvant déboucher sur l’éclatement de la zone euro. La crise de la zone euro de 2012 en est une illustration. Cette situation a décidé la BCE d’amplifier ses programmes d’achat massif d’actifs tant publics que privés. Ces achats ont permis aux taux d’intérêt à court terme de la plupart des pays membres de la zone euro de devenir négatifs et au taux de 10 ans allemand de descendre récemment en-dessous de zéro.

Dans un contexte où l’économie américaine semble se ralentir, la Fed tente de relever son taux d’intérêt directeur, une demande mondiale des biens reste faible et la capacité de production dans beaucoup de secteurs est largement sous-utilisée au niveau mondial, il ne semble pas que les taux d’intérêt négatifs puissent relancer rapidement l’économie de la zone euro sur une trajectoire de croissance forte avec une inflation autour de 2 % qui est l’objectif de la BCE.

Bien que théoriquement une politique du taux d’intérêt nominal négatif puisse permettre d’éviter l’inefficacité de la politique monétaire lorsque l’économie se trouve dans une trappe de liquidité selon Buiter et Panigirtzoglou (2001) et Buiter (2003), on peut s’interroger sur l’efficacité d’une telle mesure non-conventionnelle dans la pratique.

Taux d’intérêt nominal négatif équivaut à une taxe

Une politique du taux d’intérêt nominal négatif peut-elle résoudre le problème d’endettement des Etats dans les pays développés ? Un taux d’intérêt nominal négatif correspond à une taxe sur les actifs obligataires supérieure aux intérêts positifs normaux rémunérant l’effort d’épargne. Si le taux d’intérêt nominal reste négatif pour toujours, l’Etat peut émettre de nouvelles dettes à taux négatif pour remplacer les dettes anciennes à taux positif arrivant à l’échéance. Un Etat peut même tenter d’augmenter au maximum sa dette pour profiter d’une telle taxe sur l’épargne. Il est peu probable qu’une telle situation puisse être durable sans provoquer des effets secondaires qui affecteront de façon négative à leur tour la croissance économique et donc les recettes fiscales de l’Etat.

Les difficultés des banques et des sociétés d’assurances

Dans les médias, on souligne actuellement les difficultés des sociétés d’assurances et des banques face au taux d’intérêt négatif. Certains opérateurs ont proposé des contrats de placement à revenus garantis alors les actifs de bonnes qualités offrant des taux d’intérêt fixes positifs deviennent de plus en plus rares. Le taux d’intérêt négatif sur les réserves bancaires auprès de la banque centrale ronge largement les marges des banques qui ont du mal à répercuter les taux négatifs sur les dépôts des clients mais sont pressées par les emprunteurs exigeant des baisses de taux de prêt. Sur les marchés financiers, comme les taux d’intérêt sont de plus en plus fixés arbitrairement par les banques centrales, la volatilité des prix d’actifs diminue et la courbe des taux d’intérêt devient de plus en plus plate, ce qui réduit les deux autres sources de revenus des banques, qui sont les services de couverture de risque et la transformation d’échéance consistant à emprunter à court et moyen terme et à placer à long terme. Par ailleurs, les taux d’intérêt durablement bas voire négatifs pousseraient certaines banques et sociétés d’assurances à limiter le recrutement de personnel et à prendre davantage de risque, ce qui est nuisible à la stabilité financière et à la croissance économique dans le futur.

Doper la croissance avec un taux négatif : un essai à transformer

Un taux très bas voire négatif permet-il de stimuler la croissance dans le court et moyen terme ? Une réponse positive peut être avancée si on se trouve dans une situation où la faible croissance est due à une demande globale insuffisante et que la croissance est en-dessous de la trajectoire de croissance normale permise par la croissance démographique et l’amélioration des productivités du travail et du capital. Dans la zone euro, le très faible taux d’inflation constatée et une croissance assez faible à l’heure actuelle pourraient laisser penser que la croissance est en-dessous de son potentiel.

On s’attend alors à ce qu’un taux d’intérêt très bas ou négatif accroisse la demande globale et donc la croissance. En effet, un tel niveau de taux permet à l’Etat de financer plus de dépenses publiques et d’assouplir sa politique fiscale, aux entreprises de financer plus d’investissements car le taux de rendement du capital exigé pour qu’un projet soit viable est abaissé, et aux ménages d’emprunter plus pour faire des achats de biens. Cependant, ces effets stimulants du taux bas ou négatif sur la demande globale doivent être pondérés par l’incertitude sur la durée d’une telle politique. Il convient de distinguer les achats des biens de consommation de ceux des biens immobiliers. Dans le cas des premiers, les prix sont stables en raison de la concurrence internationale. Par contre, la baisse de taux pousse aussi le prix de l’immobilier à la hausse, impliquant que le faible taux de prêt bancaire n’augmente pas nécessairement le pouvoir d’achat en biens immobiliers. Par ailleurs, la hausse du prix de l’immobilier pourrait pousser les loyers à la hausse et donc réduire le pouvoir d’achat des ménages locataires.

En ce qui concerne les épargnants qui préparent leur retraite et ceux qui économisent pour l’achat d’un actif physique (logement, meubles, voiture etc.), pour les études des enfants dans le futur ou encore pour monter une entreprise, un taux d’intérêt faible ou négatif implique une difficulté accrue pour atteindre l’objectif d’épargne, ce qui les incite à intensifier leur effort d’épargne en réduisant leur consommation courante. Il est donc possible que la consommation et donc la demande globale ne s’accroisse pas de manière significative en réponse au taux d’intérêt nominal très bas ou négatif, ce qui limite les initiatives des entreprises en matière d’investissements et de croissance.

Enfin, l’offre européenne des biens de consommation pourrait manquer de diversité et ne pas correspondre aux besoins des consommateurs de sorte qu’un accroissement de la demande globale ne profite pas entièrement aux entreprises de la zone euro.

Compte tenu des effets contradictoires d’une politique du taux d’intérêt nominal très bas ou négatif pour les différentes catégories d’agents économiques, il est possible qu’une telle politique puisse rimer avec des taux de croissance et taux d’inflation faibles, voire négatifs dans le pire des cas, comme l’illustrent les deux décennies perdues de l’économie japonaise.

Références

Buiter W. H. (2003), “Overcoming the zero bound on nominal interest rates with negative interest on currency : Gesell’s solution”, The economic journal 113 (490), 723-746.

Buiter, Panigirtzoglou (2001), “Liquidity traps, How to avoid them and how to escape them”, In: Vanthoor, W.F.V., and Mooij, J, (eds.) Reflections on Economics and Econometrics, Essays in Honour of Martin Fase. De Nederlandsche Bank NV, Amsterdam, 13-58.

Gesell S. (1916), Die Natürliche Wirtschaftsordnung, Rudolf Zitzman Verlag, 9. Auflage, Nuremberg, Août 1949.